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Au fil de mes abandons et de mes (nobles) révoltes
29 décembre 2020

Fabian

   Dernier voyageur en vélo d’une saison qui s’était terminée depuis longtemps dans nos contrées, Fabian a voulu ramasser les pommes sous l’arbre de mes voisins. Il faisait pitié à voir et Marie-Laure n’a pas pu lui refuser. Pour la remercier, il l’a retrouvée devant la propriété familiale et lui a chanté une petite chanson avec sa guitare. Les enfants étaient éberlués.

   Dans ma cuisine, les soubresauts de son chant m’ont tout de suite averti qu’un évènement inhabituel avait lieu. Je suis allé à la fenêtre pour l’entendre. Puis je l’ai invité à manger. Fabian venait d’Allemagne en vélo. Il était parti mi août de Brehme/Berlin, je ne me rappelle plus bien. Nous étions fin septembre, les nuits commençaient à devenir trop froides pour voyager dans de bonnes conditions, mais mon ami ne se préoccupait pas de ce genre de détail. Il n’avait même pas de duvet et comptait rejoindre Marseille où il espérait avoir assez chaud pour passer l’hiver. Comme ma voisine, j’ai eu pitié de lui, surtout lorsqu’il m’a dit vouloir visiter les Pyrénées, et je lui ai donné mon meilleur sac de couchage. Mon dos ne me permet plus de grandes expéditions aventureuses, et voilà qui constituait une occasion idéale de m’en débarrasser.

   Le repas préparé, nous avons continué à faire connaissance. Il m’avait affirmé être végan. J’avais donc cuisiné en conséquence. Dès le départ, il s’est mis à dévorer des quantités industrielles de fruits et de légumes, ceci durant une bonne partie de l’après-midi. Il était dans un état de dénutrition avancée, maigre comme un chat crevé.

   Ce n’est pas la première fois que je constate combien ce genre de régime est délétère pour le métabolisme, voire pour l’environnement. Car pour compenser le manque de protéines animales, les végans doivent engloutir une quantité de protéines végétales monumentale, ce qui à mon avis, génère un coût environnemental bien supérieur à la production de viande. C’est la mode. Je sais que les végans me contrediront sur ce point. Cependant, l’herbe mangée par une bête sur un terrain inculte, me semble être une production bien plus rationnelle que la multiplication de productions bio sous serre. Et puis, en quantité, il faut beaucoup moins de viande pour se nourrir que de légumes. Sans parler des compléments alimentaires qu'il faut prendre en tant que végan et qui artificalisent encore la vie humaine. Sans parler des problèmes de digestion... sans parler de... Vanité de l'humain qui veut réinventer le monde, parfois jusqu'au suicide.  

   A vue d’oeil. Fabian était quant à lui, complètement inconscient de ce genre de réalités physiques ou économiques, et malgré sa situation déplorable, il a passé de longues minutes à me vendre son idéologie. Il cachait sa maigreur derrière de larges vêtements et je ne me suis aperçu de l’ampleur de la catastrophe qu’en passant derrière lui et lui demandant de se déplacer pour me glisser devant l’ordinateur, frôlant de ma main ses côtes pour accompagner son changement de place. Je suis quelqu’un de très tactile, et j’ai senti ce que je n’avais jamais senti chez personne. Des côtes, oui, toutes les côtes, serrées les unes aux autres, dans un contact direct avec mes doigts, derrière une peau quasi inexistante. J’en ai encore froid dans le dos. Il faisait bien 1m95 mais je suis certain que j’aurais pu faire le tour de sa taille avec mes deux mains. 

   Du coup, à la fin de l’après-midi, quelques gouttes tombant du ciel ont conforté ma décision : je lui ai demandé s’il voulait rester pour cette nuit, ce qu’il s’est empressé d’accepter. Il est alors allé dans sa chambre et a « travaillé » sa musique. Il voulait que je lui donne des partitions, mais je n’avais que des tablatures, ce qu’il jugeait insuffisant malgré son absence totale de compétence musicale.

(Je lui ai demandé si c'était comme ça qu'on chantait dans sa région. Il n'a pas semblé comprendre ma question. Plus tard, j'en ai déduit que c'était une manière de vocaliser personnelle. Fabian répète inlassablement sa rengaine autant de fois qu'il le juge nécessaire, avec quelques variations mineures de hauteur. Original au point d'avoir créé un style sans même le vouloir. )

   La seule partition en ma possession était celle d’« ah vous dirais-je maman ! », mais comme ça parlait de maman, il a refusé catégoriquement de l’entreprendre. J’ai bien senti qu’il en voulait grandement à sa mère. Pourquoi ? Il aurait fallu que je le retienne plus longtemps chez moi pour le savoir. Sur le moment, en l’interrogeant, j’aurais cassé cette douce harmonie qui se dégageait de lui et je ne le voulais surtout pas.

   Aussi peu de temps qu’il est resté, Fabian nous a apaisés dans le village. Il était complètement fou et ignorait les contingences matérielles, mais justement, par son laisser-aller, il nous libérait de notre anxiété de campagnards pragmatiques. Marie-Laure ne s’y est pas trompée. Elle aurait voulu que je le garde un peu plus longtemps chez moi. Or je sentais qu’il fallait qu’il parte, non seulement parce que j’avais un rendez-vous dans l’après-midi suivant, mais parce que Fabian idéalisait la nature et ne vivait pas en cohérence avec ses idées. Quand j’ai essayé de lui faire entendre que la nature était parfois très dure, il m’a assuré que non, qu’elle n’était que généreuse, et qu’elle pourvoyait à tout.

   Je conserve précieusement ses dessins de tournesol qu’il a voulu absolument me donner, tel un enfant de maternelle. C’est paraît-il un symbole végan. Le lendemain, il a insisté pour que lui donne un objet personnel avant qu’il ne parte. J’ai alors été lui chercher un de mes coquillages préférés à l’intérieur duquel j’ai inscrit « Ecoute Fabian ». Je crois qu’il a compris, car il a rigolé. Toutefois, il en est revenu tout de suite à des considérations plus littérales, et ensemble, nous avons essayé d’entendre la mer. 

tournesol2

   Enfin, il a fini son bagage avec dépit, a enfourné dans son sac ses partitions qui ne lui servaient à rien mais qu’il étudiait avec le plus grand des sérieux, puis je l’ai aidé à charger son vélo en y rajoutant les denrées alimentaires dont il avait besoin. Il ne voulait même pas que je m’occupe de son moyen de locomotion qui partait en lambeaux, y voyant là une intrusion outrancière dans son intimité. J’ai toutefois réussi à gonfler ses pneus pour qu’il cesse de pédaler dans la semoule. Et bon gré mal gré, il a fini par quitter le village avec son improbable harnachement.   

 Une ou deux heures après son départ chancelant, il s’est mis à pleuvoir comme il n’avait pas plu depuis des mois. Et il a plu plusieurs jours de suite. Je l’avais engagé à partir le plus tôt possible pour rejoindre Cognac, l’objectif qu’il s’était fixé, mais il n’avait pas voulu m’entendre. Il cherchait à prolonger ces instants magiques, cette rencontre magique, ignorant combien il est dangereux de retenir le temps. J’ai essayé de l’avertir de plusieurs manières, mais il était très têtu.  

 Même si je lui ai forcé la main en toute connaissance de cause, je suis encore un peu triste et inquiet de l'avoir vu partir dans un tel dénuement spirituel. Il fallait cependant qu’il grandisse face à cette nature qu’il idéalisait tant. Il a dû souffrir mais j’ai confiance en l’humanité. Je suis certain qu’en notre pays de tradition catholique, il reste encore quelques bons samaritains qui auront su lui permettre de continuer son chemin, d'avancer. L’évidence s’imposant, peut-être aura-t-il compris. Ou bien, reclus dans l’enfance, souffrant et insensible à la miséricorde divine, ne fera-t-il jamais ce petit pas que Dieu attend de lui. Qui sait ce que devient l'oiseau lorsqu'il quitte le nid ?

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