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Au fil de mes abandons et de mes (nobles) révoltes
1 mai 2021

Le dictionnaire français-anglais de ma mère

Je l’ai laissé dans un coin de la bibliothèque, plutôt visible. Lorsque je passe à côté, il m’arrive de l’ouvrir. Seulement pour le respirer. C’est horrible de le dire comme ça, mais une maman, ce sont des odeurs avant des mots. Tout vient de là. Les fous qui nous gouvernent et qui imaginent créer un humain de toute pièce butteront toujours contre un mur infranchissable fait de chair et de sens qui donne corps à la raison, pas l’inverse. Voilà pourquoi les enfants de ces idéologues sont souvent dégénérés et pourquoi d’autres éduqués au milieu de l’indigence la plus crasse, les surpasse et les surpasseront toujours.

 

Cette odeur de ma mère, ce n’est pas l’odeur de ma mère à proprement parler. C’est un vieux papier moisi et de mauvaise qualité. Il sent le poivre et a dépassé le stade du jaunissement. Depuis longtemps, il ne se tient pas. La reliure ne sépare plus la partie droite de la gauche. Il s’ouvre à plat. Ses caractères microscopiques en rendent la lecture difficile. Tout petit, sa couverture de plastique noir hideuse contenant 5 mots seulement, « Français Anglais English French Larousse », a précautionneusement été doublée par un protège cahier en plastique transparent, rare pour l’époque, et qui a tenu jusqu’à ce jour. En ce temps, ma famille donnait aux livres un caractère sacré. Ils devaient donc être habillés en conséquence. Non pas à la hauteur de leur valeur réelle, mais parce qu’ils avaient tous de la valeur. Presque infinie. Et celui-là doublait la mise car il renfermait les espoirs de ma famille maternelle : s’élever dans la hiérarchie sociale.

 

Ma mère était l’aînée et dût donc ouvrir la voie aux autres. Bien mal. Car nombre de parents pauvres jugeaient qu’un enfant en valait bien un autre, qu’il ne « fallait pas faire de différence ». Terrible erreur. Les enfants ont des comportements souvent opposés quand bien même ils recevraient la même éducation. Et ma mère, malgré son acharnement à essayer de comprendre ce que ce dictionnaire renfermait, n’aurait jamais pu faire d’études, à l’inverse de certains de ses frères et sœurs. Oh, elle n’était pas bête. Au contraire. Mais elle avait essuyé les plâtres d’une éducation désordonnée qui devait compenser l’absence de soins dont ma grand-mère avait souffert. Elle était donc immature et goûtait peu les efforts. Et puis sans père pour être guidée…

 

Bien consciente de son caractère, ma mère aurait voulu devenir simple coiffeuse. Or mes grands-parents soient qu’ils n’eussent trouvé d’apprentissage pour elle, soit nourrissant des ambitions plus grandes, voulurent la forcer à décrocher un diplôme coûte que coûte. Et ils firent ce que tous les pauvres, ignorants du système, font : ils s’imaginèrent qu’en déboursant beaucoup d’argent ils "en feraient partie ».

 

Pour ma génération, certains BTS privés ou école de commerce remplissaient cette fonction. Et j’imagine que de nos jours, d’autres structures plument les parents pleins d'ignorantes ambitions. A cette époque, ce genre d’école dispendieuse s’appelait « Pigier ». Elles souffraient d’une bonne réputation parce que les frais de scolarité y étaient élevés et que leur franchise faisait de la publicité dans tous les journaux nationaux à bon marché. Foin d’élévation sociale, il s’agissait tout au plus de devenir gratte-papier dans un secrétariat de PME. Cependant, il faut leur reconnaître qu’elles donnaient une seconde chance à ceux qui s’étaient un peu perdus dans l’éducation nationale française, organisation pour le moins obscure, voire inique.

 

Ma mère, elle, ne s’était pas perdue par hasard. Ce fut un échec complet. Toutefois, je crois pouvoir dire qu’elle conserva deux stigmates de cette époque qui devaient donner du fruit. Tout d’abord, le désir de voir ses enfants s’élever socialement. Et ensuite, matérialisation de ce manque, ce dictionnaire français-anglais qui représentait toute cette culture à laquelle elle n’avait pas pu accéder. Elle me le céda voilà longtemps pour que j’aille un peu plus loin qu’elle, me forçant à être déloyal en quelque sorte, quant à son vécu d’ouvrière.

 

Malgré son statut social, elle ne renonça pas à l’idée de s’élever. Je me rappelle de ce livre qui devait lui apprendre les formules de politesse dans les lettres, et ainsi, lui donner le pouvoir qui lui manquait face à des correspondants plus instruits et en position de force. Ou encore de toutes ces lectures qu’elle entreprit, non par plaisir, mais par volonté d’accéder aux hautes sphères de l’intelligence, et qui la laissèrent dans l’expectative, comme ce recueil très ardu de philosophie. Sans maître, elle voulut gravir les échelons de l’esprit pour se libérer de ses chaînes autant sociales qu’intérieures, et elle se cassa souvent la figure. Nous les montâmes à sa place, ma sœur et moi. Et à notre tour, nous connûmes nos limites. Il y a plus important que la culture. A part Dieu, tout n’est que course après des chimères. Et enfin pour notre cas seulement personnel : nous n’appartenions pas à cette époque de fonctionnaires sans moralité et notre ascension se fit trop tôt ou trop tard en somme.

 

Cependant, même si je n’ai pas pu donner corps à toutes les aspirations sociales de ma mère, la Kulture a gardé une place très importante dans ma vie et je ne peux humer ce dictionnaire sans ressentir toutes ses blessures intimes, et tous les efforts que nous avons fait pour les soigner, ma sœur et moi. Quand je vois mon pays s’enfoncer dans la décadence et fait significatif, inventer une écriture dite « inclusive », j’ai du mal à contenir toute ma rage. Ces gens ne s’attaquent pas seulement à un héritage humain sidéral, mais comportement plus grave encore, aux nobles aspirations de tous les pauvres qui se sont sacrifiés pour faire de ce pays ce qu’il est devenu.

 

Je hais tous ces faux intellectuels qui font du code un objet politique pour mieux former caste, pour se renifler le cul entre crétins grégaires. N’ayant pas le talent pour pousser plus loin notre civilisation, mais pourtant arrivés aux plus hautes représentations sociales, ils sacrifient toute justice à leur autel égalitaire. Qui croient-ils attirer comme personnalités, si ce n’est des monstres de médiocrité, dirigeants d’une société qui déchoit ? Et pire encore, peut-être pervertir l’âme des pauvres ? Mais qu’importe chez ces hyènes pour qui seule la force compte, pour qui seul leur horizon personnel n’a de valeur, corrompus jusqu’à la moelle. Je suis certes né de l’ignorance, et même du mensonge et de la maladie. Mais mon front était marqué du sceau du progrès, tandis que leurs enfants devront se débarrasser de celui de l’infamie.

 

A la suite de ma mère, ses frères et sœurs n’auront pas eu l’occasion de faire des études. Comme à son habitude, ma grand-mère fera tout à l’envers. La première avait échoué. Les autres n’auraient pas fait mieux dans sa tête. Ils s’élèveront différemment et en seront quittes pour un peu de rancoeur. Quant à moi, j’aurai poursuivi le sillon que d’autres auront tracé avant moi, cherchant le vrai avec fureur. Et à vrai dire, comment aurait-il pu en être autrement tandis qu'un tel dictionnaire vous a été légué ?

 

dictionnaire maman

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Commentaires
A
Un témoignage émouvant et profond !<br /> <br /> Espérons un regain de conscience qui préservera la culture française.
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