Dans son aquarium de supermarché, cet homard veut s'en sortir. Il marche sur ses copains, plus petits que lui, moins beaux. Les autres le laissent faire, déjà soumis au fond de leur cage translucide. Ils ont abandonné le combat depuis longtemps s'ils ne l'ont jamais mené. Leurs antennes cassées, leurs corps chétifs témoignent des difficiles conditions dans lesquelles ils tentent de survivre malgré leur passivité, peut-être même à cause de leur passivité. Les vendeurs leur ont mis du chatterton autour des pinces ceci afin d'empêcher les combats mortels. Pourtant, on se demande s'ils ne prolongent pas ainsi le calvaire.

A moitié apeuré, à moitié stimulé par ma présence, le gros homard, lui, fait le tour de la cage tandis que je l'observe. Il garde espoir. Peut-être croit-il que je vais le remettre à la mer s'il se fait assez remarquer pour que je l'achète. La plupart de ses copains, sont partis loin de lui durant cette période de fêtes, et ils n'ont pas été relâchés, c'est certain. Pour compléter le tableau cynique de sa situation, il est probable que le prochain gourmet qui va se présenter, va le choisir lui, plutôt qu'un autre, tant il semble vigoureux. Son instinct de survie sera récompensé par notre prédation.

Je crois que si j'avais un aquarium, je l'achèterais. J'ai envie de le sauver pour son panache, et en même temps c'est complètement ridicule. On ne peut pas sauver tous les homards qui luttent pour leur survie dans les supermarchés. Pire, cela encouragerait un commerce qui finalement, me semble assez étrange, moi qui n'ai jamais acheté que du homard surgelé.

Et puis, d'un certain point de vue, la présence de ce homard a plusieurs avantages. Il nous rappelle notre condition de prédateurs les uns pour les autres : nous nous nourrissons au détriment d'autres espèces même si nous n'en avons pas toujours conscience. Le homard dans l'aquarium de supermarché, c'est un peu comme la corrida. Loin de l'hypocrisie ambiante qui veut nous masquer notre étrange condition humaine, l'aquarium de supermarché et l'arène nous révèlent la cruauté inhérente de notre humanité. Au contraire du poisson déstructuré et recomposé pané, les enfants peuvent savoir ce qu'ils mangent vraiment quand leurs parents en achètent, et l'assumer. L'achat d'un homard vivant est donc plus responsable que celui du poisson panné ou de plats cuisinés remplis de légumes engloutis sans remords dont presqu'aucun d'entre nous ne saurait reconnaître la tige ou la feuille qui lui est associée dans la nature.

Enfin à part l'oiseau qui s'est perdu là, entre les rayons, ce homard témoigne de la seule présence du vivant en dehors des hommes. Il me rappelle combien les supermarchés sont des lieux de morts. La consommation est un acte de destruction intrinsèque qui mériterait plus de rituels dans une société civilisée.

Et vous, vous auriez payé sa liberté ?

Et vous, auriez-vous payé le prix de sa liberté ?

Le gros homard du supermarché

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