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Au fil de mes abandons et de mes (nobles) révoltes
4 juin 2016

Non loin du lac Léman côté suisse

Je me suis toujours demandé à qui J.R.R Tolkien avait pensé en créant le peuple paisible, bien organisé et prospère des Hobbits. Cela ressemblait un peu aux Français, un peu aux Anglais… et puis je viens de voyager en Suisse. Désormais je sais que les Hobbits sont Suisses, ce que me confirme le wikipédia. La Comté au Nord-Ouest de la terre du centre, c'est le fromage de l'Europe situé entre les montagnes du vieux continent, un peuple sans histoire, car les gens heureux n'ont pas d'histoire, mais qui peuvent accomplir de grandes choses parce qu'ils ont la force des personnes stables. Si la France avait été gérée avec le bon sens suisse, elle ressemblerait à ce jardin qu'elle n'aurait pas dû cesser d'être. Mais il y a longtemps que la France n'aime plus son bonheur et qu'elle a la prétention d'en remontrer au monde. Triste spectacle que je veux abandonner quelques instants pour vous faire découvrir une petite partie de la Comté, située à l'ouest de ce pays, plutôt de langue française, à travers une boucle autour du Lac Léman. Bienvenue en Suisse romande, de langue français, allemande, catholique, protestante, rurale, citadine, un peu tout cela à la fois, mélangée mais distincte.

Marche à pieds en rouge

 

Car la Suisse ne connaît pas seulement une grande diversité géographique, mais aussi culturelle, linguistique, religieuse et même ethnique. Au-delà de cette diversité de base, il y a énormément d'étrangers en Suisse. Ce pays accueille bien des personnes venues d'ailleurs, d'autres confessions, d'autres continents. La mixité est une réalité chez eux et non une vague utopie qui se paye de grands mots comme chez nous. La Suisse a employé et emploie à tour de bras des gens qui travaillent à l'édification d'une société harmonieuse. En sus, elle fait vivre plus de 300 000 frontaliers dont une majorité de Français bien payés, tandis que sa population compte seulement 8 millions d'habitants. Que l'Europe bruxelloise veuille lui donner des leçons sur le sujet est un comble, quand on sait combien notre bureaucratie européenne a semé la pauvreté. A l'inverse, en Suisse, le taux de chômage est de 3 %, sans que les chiffres ne soient trafiqués. En matière économique cela veut dire « plein emploi » car il faut bien qu'il y ait une rotation entre actifs dans une société libérale. Une Suisse plutôt libérale donc mais qui n'a pas spécialement bénéficié de ce choix. En effet, depuis 1990, elle a subi des pics de chômage qu'elle n'avait pas connu auparavant. Elle a plutôt mis le doigt dans un engrenage fait de libéralisme/immigrationnisme qui risque à terme de détruire son modèle et fabriquer de la pauvreté. Mais ceci est une autre histoire. En attendant la Suisse continue de bénéficier de sa culture du bon sens, et donc d'une dose de protectionnisme/localisme de bon aloi. En retard sur le monde, elle est en avance sur lui. Cette heureuse situation est le résultat d'un système de vote représentatif. Les citoyens votent, non par intérêt personnel, mais collectif. Ces votations leur donnent un réel pouvoir qui prive son élite de l'idée farfelue de faire le bonheur de son peuple sans le peuple. Il faut 100 000 personnes pour organiser une votation qui peut se faire par internet. Car dans ce pays, la tricherie même sur support informatique n'est pas envisageable (on en rêverait en France).

J1

Ce 5 juin, les Suisses vont devoir d'ailleurs répondre à plusieurs questions. Des panneaux affichent les positions politiques de chacun. Plus encore, une liste officielle oblige les associations engagées à se positionner par rapport à ces votations. Une de ces questions prévoit la restriction de subvention pour certaines activités culturelles. Voici, une des campagne d'affichage à Genève :

 

culture

 


Cela peut paraître révoltant pour un Français qui pensera que la Kultur est attaquée. Or, c'est plutôt une certaine conception de la culture qui est attaquée, celle d'une nomenklatura constituée de vieux 68ards qui ici comme ailleurs n'ont qu'une idée en tête : favoriser des productions inutiles à la vie spirituelle de leur peuple. Qui avec du bon sens, pourrait être contre cette dénonciation ? Aujourd'hui, la subvention publique suisse et surtout française favorise toujours plus des modèles qui ont pour but de dénigrer la vie des gens du cru. Si la Suisse vote cette réduction de subventions, elle mettra un frein à ce mouvement auto-destructeur. Voilà ce que cette affiche, impensable en France, tente de défendre, en plus de vouloir valoriser l'agir d'une jeunesse sportive.

 

Alors oui, il y aura toujours de la culture en Suisse. D'ailleurs à Genève, le musée des arts et d'histoire est gratuit, fonctionnel et assez bien fait. Voici un petit parcours au gré de ce qui m'aura paru remarquable dans ce musée.

 

joackim

 

Mais le soir arrive à grands pas, je suis fatigué des marches de cette première journée, du stop qui s'est pourtant déroulé sous les meilleurs auspices grâce à Fabien le frontalier français flegmatique parti à l'aventure de Bretagne, des visites, même si la consigne du MAH m'a permis de soulager mes jambes, il me faut quitter Genève, et il est bien tard pour le faire à pattes. Toute la journée, j'ai été guidé par la gentillesse des gens. Je me suis émerveillé du grand jet d'eau au centre. J'ai découvert que la compassion était de mise dans cette ville réputée huppée : un militant de solidar suisse a essayé de m'impliquer sans succès à son combat. Je ne fais pas de politique en terre étrangère, et puis j'ai du mal avec l'ingérence internationale. Mais je me suis ainsi rappelé que la Suisse avait une longue tradition d'aide à son prochain et que le siège du CICR se trouvait à Genève. Je vais d'ailleurs passer devant pour quitter la ville. Je me rappellerai aussi longtemps de Joackim, ce papa allemand enfantin rencontré aux détours de cette agglomération cosmopolite et qui était avide de partager un peu d'humanité avec quelqu'un, à qui j'aurais offert la pitance du midi si sa femme n'était pas partie furieuse avec leur enfant. Nous devions nous retrouver l'après-midi dans la vieille ville. Bien entendu nos pas ne se sont jamais recroisés.

 

banc

 

Je saute dans un bus un peu au hasard, vers Bossy. Je me retrouve au milieu de la nature, près de la frontière franco-suisse. A la limite du village, une jolie fille va me remplir mon bidon d'eau, telle la Samaritaine, mais en blonde. Un peu plus loin, je vais découvrir pour la première fois combien les Suisses aiment placer des bancs au milieu de nulle part, vers l'infini. Un reste de romantisme ?

 

 

Il y a aussi ces centres équestres qui fourmillent à l'orée des grandes villes, et puis les avions qui atterrissent, les oiseaux qui piaillent, les ruisseaux qui coulent de la colline, le renard fuyant je ne sais quoi (ou le lynx échappé du zoo selon une locale), un petit concentré de Suisse sans les vaches pour ma première nuit en terre étrangère depuis bien longtemps.

 

 

J2

 

Le lendemain, je cherche ma route. Ma carte est volontairement sommaire. Il faut faire confiance. Je demande à une maman le magasin d'alimentation le plus proche, mais l'accent me trouble et la conversation prend des tours à la Devos :

 

- « Sauriez-vous où est le magasin d'alimentation SVP ? »

- « Versoix, je pense. »

- « « Soix », ça s'écrit comment ? »

- « S-O-I-S »

 

Sans commentaire. Je m'en vais vers Sois ou Versoix que je ne trouverai jamais. Par contre, je tomberai sur le magasin d'alimentation le plus cher de mon voyage dans cette banlieue aisée du canton de Genève. La nourriture est au moins deux fois plus cher en Suisse qu'en France, si ce n'est 3 fois, comme dans ce magasin. Mais je ne regretterai pas d'y être entré. Là, je découvre toute une faune authentique de la bonne vieille Suisse avec cet accent inimitable et si charmant que nous connaissons aux Helvètes. Les dames conversent. Elles se tancent, mêlant autodérision et piques par sous-entendus, humour typique de Suissesse qui veut tout relativiser. « Maintenant, je suis ridée de la tête aux pieds » lance l'une d'elle, avant de lâcher « Il faut bien rire ». Elles font semblant d'être sourcilleuses avec la marchandise, mais veulent surtout discuter. La caissière a l'air habituée à ces joutes verbales. Pourtant jeune, étrangère, acculturée qui sait, elle ne sait pas très bien quoi leur répondre. A la sortie, ces dames se disent que décidément, ce n'est pas comme avant. Je comprends ce qu'elles veulent dire. L'éducation, ça prend du temps. Quant à moi, j'ai oublié d'acheter quelque chose. Je retourne à l'intérieur et lance en guise d'excuse « bon cette fois je crois que c'est la dernière fois ! »

- « Oh moi, ça ne me dérange pas », me dit-elle.

J'enchaîne : « Vous êtes la patronne ? »

- « Non. »

Elle ne comprend pas ce que je sous-entend. J'insiste :

- « Alors ça ne tombe pas dans votre poche ! »

- « Ben indirectement si ! »

 

C'est certain, je ne suis plus en France. L'idéologie communiste/libérale n'y a pas fait tant de ravages en hérissant patrons et employés les uns contre les autres. Ici, la prospérité de la compagnie est liée à la prospérité de ceux qu'elle emploie. Tout au moins, voilà comment cette salariée le ressent. Elle me tend même une carte de visite de la boutique. Je lui réplique que je ne repasserai certainement pas ! Elle me dit que ce n'est pas grave « Ca fait rien, vous reviendrez peut-être. » S'il n'y a rien de moins sûr, elle a bien gagné le droit que je lui fasse de la publicité sur mon blog. Voici donc sa carte de visite :

 

epicerie

Si une seule personne découvre son magasin grâce à moi, elle aura gagné son pari fou, et je veux bien participer à une telle entreprise aussi improbable soit-elle, surtout pour ça (hey ! Prévenez-moi en cas de réussite).

 

Plus loin, je suis pris malgré moi pour un pèlerin de Saint Jacques de Compostelle par la secrétaire de mairie qui affiche ses directives près de l’Église. Il faut dire que j'ai mis ma croix en évidence, et que par le plus grand des hasards, me voilà sur la ligne Fribourg-Genève-Santiago. J'ai toutes les peines du monde à lui faire comprendre que mon voyage n'a rien de religieux (pas plus que le reste de mon existence) mais l'image est trop prégnante pour elle.

 

Et puis elle l'a fait Compostelle et comme beaucoup d'anciens pèlerins, elle est intarissable sur le sujet. Ca s'est bien passé en France, beaucoup plus mal dans les gîtes en Espagne. Pour la première fois de ma vie, j'envisage de le faire, à cause de son enthousiasme. Elle m'indique d'ailleurs le camino pour Copet et l'emplacement secret du crédencial qui se trouve à l'intérieur du temple et qu'il me faut absolument faire tamponner car « ce n'est pas normal tous ces gens qui font Saint Jacques sans s'arrêter dans les Eglises ».

 

communigny

Me voilà initié et envoyé « ultreia ». Je me prends au jeu et je vais gagner mon premier tampon sur la commune de Commugny dans une paroisse… de l’Église réformée protestante de Suisse en prenant le chemin de Saint Jacques à l'envers. Dieu écrit droit avec des courbes. Ce ne sera pas la dernière fois de mon voyage que je me sentirai catholique traité sans aucune discrimination par des protestants. L'ambiance n'est pas si conflictuelle ici qu'en France. Elle retrouve

coppet

  en moi l'image de son pasteur qui a fait le chemin complet sous une tente sans passer une seule fois par un gîte. Le reste n'est qu'un détail pour elle. Je ne peux pas en dire autant pour moi qui suis habitué à plus de distance en la matière, à donner ou à recevoir des réprimandes sur le sujet.

 

Pourtant combien les Eglises et les temples sont différents dans ce pays, combien il y aurait d'occasions d'affrontement puisque les lieux de croyance protestants ont été installés à l'intérieur d'anciennes Eglises qui ont été vidées de leurs ornements et de la présence réelle de notre Seigneur Jésus. Les temples suisses sont des Eglises pour ascètes. Mais cela ne semble déranger personne, soit que la foi se soit un peu tarie, soit que les derniers croyants soient assez intelligents pour se respecter en tant qu'humains.

 

Quand bien même notre Eglise est plus proche de la vérité que n'importe quelle autre, nous sommes tous, personnellement, en chemin. Nous faisons également partie d'une Eglise souffrante, dont chaque membre peut se trouver en difficulté, plus mal qu'un autre, d'une autre religion. Il peut même arriver qu'une de nos communautés soit en état de faillite complète comme comme cela s'est déjà produit du temps de Saint Paul. Voilà un chemin d'humilité. Chacun de nos membres porte une croix qui le dépasse, jusqu'au point de pouvoir paraître inhumain. Et ces croix sans résurrection qui peuvent s'accumuler dans une communauté, peuvent nous mener bien bas, à un stade où la Vérité ne nous est plus d'aucune utilité le dimanche.

La seule manière de réagir à cela est de nous aimer comme nous le conseille Saint Paul et surtout de bien intégrer que si nous sommes porteurs de la Vérité, nous ne sommes meilleurs en rien, car l'essentiel vient de Dieu, un Dieu qui nous parle à travers la bouche même des autres pour nous apprendre à les accepter avec leurs qualités et leurs défauts, ce qui n'exclut pas de devoir les combattre si les circonstances l'exigent. Mais pas avant de s'être vaincu. Quoiqu'il arrive, dans ce cas, la Foi finit par nous rapprocher. Dans cette lutte contre nous même, ll n'y a pas de plus terrible combat que d'essayer d'aimer les personnes de sa propre communauté, qui sont sensés avoir les mêmes idées que nous, et qui toujours se révéleront les vivre de manière bien surprenante.

Moment détente : un père avec sa fille m'a fait bien rire durant toute la matinée. Sur le chemin, je me répète ce qu'il lui a dit, avec cet accent suisse qui marche à pas mesurés. Si on rajoute à cela la tenue, sa crédibilité était proche de zéro :

 

agenda

 

Si les Suisses n'ont pas perdu leur accent c'est parce qu'ils sont fiers de leur identité. Ainsi, ce même accent devient un moyen d'intégration pour les populations venues d'ailleurs.

 

Me voilà loin de Compostelle, au bord d'une route cantonale remplie de véhicules. Je trouve pourtant un petit passage enherbé et perpendiculaire à la route pour organiser un petit frichti. J'essaie pour la première fois mon réchaud artisanal à alcool et trépieds amovibles en fil de fer, sous les yeux ahuris de deux badauds un peu plus loin. La route, l'herbe, les oiseaux, les vaches, les voitures… :

 vaches

Il fait chaud à marcher surtout quand on ne s'est pas entraîné pour ça et que le sac pèse ses petits 18kgs. A Nyon, ca sera ma première baignade au bord du lac Léman. Nous ne sommes pas nombreux à admirer le point de vue, encore moins à se baigner car l'eau est glaciale, disons que je suis le seul.  La saison est en retard et l'eau froide qui descend de la montagne ne contribue pas à réchauffer le lac. Seuls 2-3 enfants se trempent le bout des pieds sous le regard attentif de leur mère. Quelques immigrés sont là aussi. Un éducateur leur fait découvrir les us et coutumes du pays. Cela les occupe et rassure la société suisse. A la plage, ils ont quelque chose à faire…

 

ail ours

Trop exalté par ma baignade, je choisis un mauvais coin pour installer la tente. J'ai aussi loupé la route plus jolie. Il faudra faire avec demain, même si les abords du lac Léman ne sont pas désagréables. Le soir est là, une tempête semble se lever, je regarde les arbres autour de moi d'un sale œil au milieu d'un sol tapissé d'ail des ours qui empeste.

 

 

 

 

J3

 

Si j'étais riche, j'irais vivre en Suisse. Voilà en tous cas la pensée qui me fait rire ce matin. Je ne crois pas que tant de nos chanteurs et sportifs français aient choisi la Suisse uniquement pour des questions fiscales. Il y fait bon vivre, tout simplement.

 

Ce matin, j'ai repris les chemins de traverse. A un moment donné, ma situation m'offre un point de vue d'ensemble sur la géographie locale. Le découpage du territoire est stricte et ingénieux. Les villes sur les parties plus en hauteur, moins facilement cultivables. Puis une série de champs. Puis une route qui éloigne la circulation des habitations. Puis une autre série de champs. Puis la voie ferrée. Encore une autre série de champs avant des habitations sur la colline, une route de bord de lac, et des maisons de plage. Le temps a marqué le territoire du bon sens des locaux. En rapport, à notre logique, la France est appelée « le pays de Descartes ». Aujourd'hui, il me semble que ce serait plutôt la Suisse le pays de Descartes, le pays du bon sens. La Suisse est un jardin bien entretenu.

 

Je crois que l'omniprésence des montagnes autour du pays forge des gens soucieux d'agir dans les limites du raisonnable. Le bon sens suisse est peut-être l'émanation de cette nature dont il faut accepter les barrières et le rythme particulier. L'horlogerie suisse est le signe d'une mécanique qui arrive à l'heure, ni en retard, ni précipitée. Les Suisses vivent dans les temps, même s'ils ne sont peut-être pas les maîtres du temps.

 

Dans un de ces villages, je découvre un dépôt de pain en pleine nature, sans surveillance, sous un petit abris de bois. Si un panneau insulte les éventuels voleurs qui passeraient par là, les Suisses se font encore confiance pour payer ce qu'ils achètent sans intermédiaire. Partout dans le pays, il y a aussi des dépôts de journaux payants laissés au milieu de nulle part et qui aurait vite fait d'être saccagés et pillés en France. Ici, ils prospèrent, enfin surtout dans les campagnes.

 

rolle

 

 

J'arrive à Rolle après une longue marche. Je m'arrête pour admirer cette colonne de pierre qui a été placée sur une île du lac Léman pour commémorer la fin d'un conflit unificateur qui fut victorieux. Tandis que je scrute l'horizon, un homme dans mes âges s'approche de moi. Je l'aborde. Il est journaliste à la RTS et veut maintenant m'interviewer avec sa collègue. Me voilà devenu une star ! Ils me demandent mes impressions sur l'île, le paysage, puis sur mon voyage. Ma joie est mêlée de tristesse quand je lui demande où se situe l’Église catholique et que j'apprends qu'ils sont sont là justement pour s'y rendre et enterrer la rédactrice en chef du journal régional, morte brutalement à 46 ans d'un accident vasculaire. J'irai prier pour tous ceux-là avant de partir.

 

Aux abords de la ville, je croise une foultitude de jeunes sur le stade, encadrés par des adultes habillés aux couleurs d'une enseigne commerciale. Un homme me renseigne. C'est une course. Les Suisses réunissent très souvent leur jeunesse pour des événements sportifs. Cela crée une solidarité de classe d'âge et régionale. Ils sont nombreux à y participer. L'organisation est toujours professionnelle, sponsoring ou pas.

 

La Suisse est un pays de vigne, en particulier aux abords du lac Léman. Et elles y sont très bien entretenues. Leurs coteaux ressemblent à ceux de Bourgogne. Taille basse, parfois gobelets. Une journalière me renseigne sur l'exigence de qualité qui est la leur, enherbage, ébourgeonnage, travail à la main. Le résultat parle de lui-même. A n'en pas douter, la Suisse sera un grand pays de vin dans quelques années. En sus, le paysage n'a pas été saccagé par une quelconque monoculture. A côté des vignes, coexistent des forêts par exemple. Le tout ou rien de chez nous n'est pas de mise ici.

 

maison

Au détour d'un bois, près d'une zone naturelle, j'entraperçois une maison gigantesque à travers les arbres faites de colonnes de marbre. L'effet est impressionnant. Je n'ai jamais vu tant que dans ce pays, des voitures de luxe, des maisons d'architectes aux formes toutes plus originales les unes que les autres. La culture du travail et de la bonne gestion les a conduits collectivement à la prospérité. Et cela exclue justement toute forme de rentabilisation poussée à l'extrême. Il est caractéristique de voir de grands arbres, plus que centenaires, laissés au bord des routes ou des champs dans le canton de Genève et de Vaud. L'agriculteur pourrait se sentir gêné par leur présence, y voir une perte de rentabilité inacceptable. Ce n'est pas le cas. La population reconnaît leur beauté et leur importance, même si a priori, ils semblent inutiles. Le résultat fait du bien à l'âme. Car la richesse de la Suisse n'est pas basée sur un gisement de minerai. Ce sont des hommes qui construisent les civilisations, pas les pierres. A Saint La Prex, la porte de la ville avec sa grande horloge et son inscription en dessous nous le rappelle : « Laissons dire, faisons bien ».

 

Après une journée de marche affreuse à cause de la pluie, d'erreurs d'orientation, mais aussi parfois de beaux chemins, je marche bien longtemps pour arriver sur une petite plage du lac Léman au milieu des bois à 1h de Morges. L'ambiance est à l'apaisement :

 

plage_lac

 

lac leman

 

 

J4

 

Au réveil, je m'aperçois que la cabane du pêcheur attenante à la plage possède une autre de ces inscriptions en forme de menace contre les voleurs : « Ne volez pas le travail du pêcheur (y peut devenir agressif) ». C'est pourtant la cabane la plus délabrée que j'ai croisée durant mon voyage. Cela me fait rire de penser que dans tous les pays, le pauvre est souvent volé par le pauvre, et que cela le rend plus agressif. Il est vrai que le riche Suisse, et même le Suisse moyen, fait surveiller sa maison par des groupes privés, tandis qu'on sent que la sécurité est déjà à un niveau élevé, et qu'il a donc moins de soucis à se faire.

 

cimetiere

En direction de Morges ce matin, je me ravitaille en eau dans un cimetière. C'est l'occasion pour moi de découvrir ce haut lieu de la culture humaine en terre étrangère, peut-être le premier d'entre tous. J'y vois des tombes récentes à l'abandon, des tombes luxueuses (avec du marbre sculpté), et d'autres, en nombre, surplombées d'une simple croix en bois, et avec de la terre par-dessus. Là-aussi des plantes sont laissées à la vente sans personne pour contrôler les encaissements. La petite boîte en fer sur le côté serait facile à ouvrir pour en dérober le contenu, le cimetière étant ouvert aux 4 vents sur les rives du lac Léman ; même le terreau est en vente ici, tout pour faciliter l'entretien de l'autre monde. Une vaste étendue fleurie rend le tout plus vivant, ce que je ne verrai pas dans d'autres cimetières entourant les Eglises dans les petits villages.

 

C'est toute une ambiance ces villes moyennes. Comme je le pense depuis longtemps, elles sont l'âme d'un pays. La représentation moyenne de l'unité nationale.

 

A Morges, je prend connaissance d'une campagne publicitaire de ce type :

concordia

 

Evidemment, cela me fait rire à gorge déployée. Je songe au bateau de croisière du même nom qui s'est échoué. Or, ce n'est pas une publicité pour une compagnie maritime mais d'assurance qui essaierait de redorer son blason, qui porte le même nom que l'agence de voyage. Disons qu'ils ont fait de l'humour sans le vouloir.

 

maison morges

Un peu plus loin, c'est un festival. Devant l'une de ces maisons bourgeoises caractéristique de la ville, je vois cette enseigne de docteur « G Soldini Prêtre Gynécologie ». En fait, le type est un gynécologue qui s'appelle prêtre. Bon, je sors…

 

Un des seuls bâtiment que j'ai pu trouver dans son jus en Suisse (et encore, il avait été recouvert d'un peu de ciment). C'est l'hôtel de police de Morges. Me voyant dessiner, les officiers cantonaux viennent me demander des comptes un peu sèchement avant de repartir rassurés :

police morges

 

J'ai l'humeur joyeuse et détendu. Morges dépassée, les pêcheurs écoutent « Si on s'donnait RDV dans 10 ans... ». Je me demande si le poisson mord mieux quand on lui fait écouter du Patrick Bruel ?

 

 

J'approche de Lausanne traversant bâtisses et prés. Dans la grande ville, je tombe même sur des vaches laissées là dans un champ, au milieu des constructions luxueuses. L'effet est détonnant. Comme en Autriche, ce pays heureux, des barbecues sont organisés un peu partout près de l'eau, si bien qu'ils doivent être interdits à certains endroits tandis que des structures en dur ont même été installées pour canaliser cette énergie débordante. La traversée de Lausanne à pieds est longue. C'est ici que je quitte le lac Léman. A l'office de tourisme, il m'est indiqué le chemin de Saint Jacques vers Fribourg, mais il faut avant monter la ville. Et ce n'est pas une mince affaire. Lausanne a été construite sur 3 collines pentues. J'arrive exténué tout en haut de la ville. Non loin de la cathédrale, il semble y avoir un grand rassemblement de jeunes. Je me dis que je vais rencontrer des groupes de prières. Foin de ça. Ce sont des rassemblements festifs après les cours du gymnase (le lycée chez eux), le vendredi soir. Dylan m'interpelle. Il a vu ma croix, me demande bien évidemment si je parcours le chemin de Compostelle car sa famille vient de Galice. 2 Thomas (ce qui veut dire jumeaux!) et un (ange) Gabriel l'accompagnent. Ils m'expliquent la raison de leur présence.

 

jocelyne muller

Je vais prier un peu dans la cathédrale déserte et je découvre une exposition lumineuse de Jocelyne Muller sur le bestiaire de la cathédrale. Elle a publié un livre « Les animaux réels et fantastiques de la cathédrale de Lausanne » aux éditions de la Tour Lanterne. Une mine d'informations pour celui qui veut connaître son Eglise et qui veut même prier plus profondément. Je quitte la cathédrale nonchalamment dans la direction nord qui m'a été indiquée par l'office de tourisme. Je crois mon ascension terminée alors qu'elle ne fait que commencer. Je passe à travers un parc et des immeubles en peinant, jusqu'à me retrouver tout en haut de la ville, sur une sorte de petite place en forme de promontoire où des jeunes m'accueillent sous les applaudissements. Exténué, je leur fais un petit signe complice en contemplant le lac Léman et les montagnes pour me gratifier de ma réussite et surtout reprendre souffle. Ils sont en train de faire chauffer le barbecue. Evidemment. Ils utilisent un grill jetable et m'expliquent comment leur jeunesse aime à se retrouver dans des endroits somptueux comme celui-là, chacun le sien, et s'il y a changement en cours de soirée, ce qui ne manque pas d'arriver, il suffit d'emporter le grill avec soi. Le temps que je reprenne mes esprits, ils m'offrent déjà une bière et de la nourriture. J'accepte avec gratitude. Nous discutons. L'un est d'origine Turc, l'autre est cousin du premier, un autre du cru, une du Mozambique, et les deux dernières jeunes filles sont aussi colorées que le reste du groupe. C'est aussi ça la Suisse. Dans un cadre plus stricte que celui de la France, la mixité est possible. J'ai déjà d'ailleurs traversé leurs banlieues dans le calme le plus absolu. Seul le quart monde suisse me regarde d'un œil un peu plus antipathique. Même les HLM sont bien entretenus. L'immigration est très forte contrairement aux idées reçues sur ce pays. La main d'oeuvre étrangère soutient la croissance et n'est pas là pour l'entretenir comme en France. Pourtant, je me demande si ce genre de modèle peut perdurer tant les déséquilibres démographiques sont forts. En Suisse, l'économie fleurissante a toujours plus besoin d'étrangers et pour l'instant le bon sens de ce pays arrive à le préserver des excès constatés dans le nôtre. J'espère qu'il pourra continuer sur cette route comme il a toujours su le faire, car le résultat en vaut la peine.

 

 

Lausanne

La bière que le groupe festif m'aura offert n'aura pas été de trop pour finir une journée débutée de manière un peu trop lascive. J'ai trouvé ma couche tard, après une longue marche mais comme d'habitude dans un endroit des plus agréables au milieu d'une forêt de conifères, à la sortie de Lausanne.

 

 

J5

 

Je repars en pleine forme à travers la forêt. J'y rencontre un couple de marcheurs qui vont m'en dire un peu plus sur la Suisse. La frontière entre Suisse allemande et romande est dénommée non sans dérision « Roëstigraben », ce qui peut se traduire par « la frontière de la pomme de terre grillée » eu égard aux habitudes alimentaires alémaniques. Chaque canton a comme coutume de se moquer des autres sur ses défauts réels et supposés. Je crois que ce genre de boutade alimente la cohésion nationale. Les Suisses se conçoivent eux-mêmes comme un peuple empli de bon sens, et ça change tout, notamment durant les votations. Je leur explique que chez nous, il y a une élite qui essaie de faire le bien du peuple malgré le peuple. Ils me rétorquent immédiatement que pour eux, cela s'appelle « dictature ». Ils me disent débattre, « s'engueuler », avant de trouver un consensus. Ils m'apprennent aussi que les petites cabanes plutôt luxueuses que j'ai entraperçu sur les bords du lac Léman, sont appelées des « Week-End ». Ce sont des maisons secondaires dans lesquelles les Suisses n'ont pas le droit de vivre toute l'année, à cause de l'assainissement notamment, mais droit que certains usurpent tant elles sont agréables. Tout au moins s'y retrouvent-ils en fin de semaine ou durant leurs vacances pour profiter de leur exposition. Elles sont nombreuses aux alentours de Lausanne. Les Suisses travaillent beaucoup, mais savent profiter de leur temps libre, et se retrouver pour des grillades ou autre. Le plus étonnant est de voir leurs rues se vider en fin de semaine et les magasins fermer moins tard le samedi soir.

 

Voilà d'ailleurs la raison qui me pousse à accélérer le pas. Je suis dans la forêt, nous sommes samedi, j'ai consacré beaucoup de mon temps à discuter, comme toujours en début de journée, et il faut que je rejoigne absolument Moudon avant 17h et la fermeture des magasins. En effet, mon stock de nourriture est au plus bas, et dimanche les magasins seront probablement fermés. En plein milieu de la forêt, je tombe sur un groupe paroissial de l'église évangélique protestante, enfin plutôt "l'Eglise évangélique réformée du canton de Vaud" me précisera-t-on un peu plus tard, non sans fierté. Perdu, je leur demande mon chemin. L'un des convives le prend à la rigolade et m'enverrait bien dans une direction éloignée de mon objectif. Les autres me renseignent plus précisément. Et puis, de discussion en discussion, ils finissent par me convier très gentiment à leur repas. Pensant à la nourriture qui va peut-être me manquer, mais aussi à l'occasion unique de mieux connaître ces gens, je lâche un « A la grâce de Dieu ! » et accepte leur invitation. Ce sera la plus belle après-midi de mon voyage. Après le repas, je vais passer mon temps à répondre à des questions sur la réforme lors d’un petit rallye ! Me voilà contaminé par l'esprit qui règne en Suisse. Comme de nombreux protestants français, ils sont blessés dans leur histoire et tentent de la transmettre. J’imagine qu’une réconciliation en passera par une prise en compte de cette souffrance. Quand bien même je crois que l’Église catholique est dans la vérité, il faudra panser cette plaie encore ouverte pour eux, tandis que pour nous, ce n’est encore qu’un détail de notre histoire. Il faut dire qu'ils vont fêter les 500 ans de leur réforme. A cette occasion, un petit livret a été publié par leur église, livret des plus ouverts, loin de toute aigreur « Réformé ? Et alors ! 40 thèmes pour agir... ». Signe positif pour l’avenir. Un de leur pasteur est marié à une catholique. Dans une certaine mesure, leur communauté vit une sorte de communion oecuménique à travers ce couple. De toutes les manières, cela ne semble pas choquer les Suisses qui placent leur fierté ailleurs. Dans leur canton par exemple. J’en apprends un peu plus sur les clichés qu’ils cultivent les uns sur les autres, qu’on devrait jeter des pierres sur ceux-là tant ils sont laids et petits. Ils s’amusent de ces autres qui sentent très mauvais parce que dans ce canton, ils sont assis sur leur tas de fumier (accusation à peine détournée d’avarice). Tout cela est dit sur le ton le moins sérieux du monde et échappe au politiquement correct qui sévit chez nous parce que nous ne sommes plus certains de notre identité.

etiquette

Durant le repas, j’ai enfin goûté du vin de Suisse, mais aussi de leur gruyère et de leur vacherin. Ils sont particulièrement fiers de leur gruyère produit sur la commune mais ils ne devraient pas négliger leur vacherin qui fleure si bon. Leur vin est doux, enfin celui que j’ai goûté, issu de ces vignes à fleur de coteaux du lac Léman. Cependant, l’agriculteur, M Chenevard, m’a précisé que leur gamme était très large et avait pour objet de s’adapter aux goûts des consommateurs. Sur ce point, je leur donnerais à moitié raison. Il est bon de faire plaisir en offrant son vin. Il est aussi bon de croire en son produit et en son goût, et vouloir faire voyager ceux qui vont le déguster. En la matière, leur bière est plus intéressante. Ils ont choisi d’en élaborer une de bout en bout, travail titanesque quand on connaît les exigences de ce breuvage fermenté. Pourtant, le résultat est au rendez-vous. Ils donnent à boire un liquide équilibré qui désaltère facilement sans être dénué de saveurs. Un très bon produit comme savent le faire les Suisses en se débrouillant tout seul, entre leurs montagnes.biere

Blague suisse : ne vous vexez pas si un Suisse met une grosse pierre dans votre sac de randonneur, c’est une blague. Ainsi le Suisse est-il joueur, je dirais presque trop. Je le soupçonne de m’avoir donné 2-3 fois une mauvaise direction et d’en avoir ri dans sa barbe. Heureusement, si je suis nul en géographie, j’ai acquis un bon sens de l’orientation après mes nombreux voyages en terres étrangères.

 

Notre journée s’est terminée sur une méditation. Le « Notre Père » tous ensemble, les mains unies et les chants ont été l’instant phare d’une journée elle-même phare de mon voyage. Il faut avouer que leur assemblée chante mieux que les nôtres. Est-ce si étonnant quand on connaît la culture protestante sur ce point ?

 

En dernier lieu je voudrais dire « j’étais un étranger et qu’ils m’ont accueilli ». Depuis, je repense souvent à l’Evangile du bon Samaritain. « Qui est donc ton frère ? » Réponse : celui qui t’aide est ton frère. Cette journée là, ils furent protestants. « A la grâce de Dieu. Dieu y pourvoira. » leur ai-je dit en arrivant. L’agriculteur qui m’a fait goûté son vin, qui m’a expliqué leur système agricole plus respectueux de l’environnement (rotation des cultures obligatoire), n’a pas eu de cesse que je reparte sans un morceau de fromage, du pain et avec la bouteille insérée dans mon tapis de sol. J’ai raté le magasin de Moudon mais Dieu a pourvu à mes besoins, généreusement.

 

Parmi les convives, un jeune garçon m’a particulièrement marqué. Il rêve de redevenir fermier comme son grand-père qui a vendu toutes leurs terres. Il est doué de sensibilité et d’intelligence. Puisse-t-il réaliser ce pour quoi Dieu le destine.

 agriculteur

 

 

J6

 

Les autres Suisses restaient sans voix lorsque je leur faisais part de mon désir de rejoindre le canton de Fribourg. Je comprends mieux pourquoi. Autant le canton de Genève est une capitale cosmopolite d’argent composée de très riches et d’étrangers avenants. Autant le canton de Vaud brille par son patrimoine culturel éclectique. Autant tout n’est pas net sur le canton de Fribourg. Vous arrivez sur Romont par exemple et voyez à droite du centre historique, une magnifique barre HLM telle qu’il n’en existe pas ailleurs en Suisse. Les gens ne vous disent plus forcément bonjour tout comme dans la banlieue de Lausanne. Il y a moins de trottoirs prévus pour les piétons. Les chemins de randonnées passent parfois par la route principale parce que le propriétaire a interdit/caché l’accès de sa parcelle. L’eau des fontaines n’est pas déclarée potable et contrairement à ailleurs, vous n’avez pas forcément envie de braver l’interdit. Beaucoup sont d’ailleurs « hors service ». Vous trouvez quelques détritus au bord des routes. Les vaches perdent leurs cornes, coupées pour rentabiliser l’élevage. Complétez cela par certains regards plutôt brut de décoffrage, et vous aurez une idée de l’ambiance dans la campagne fribourgeoise. Cela n’empêche pas certaines personnes d’être aussi ouvertes qu’ailleurs en Suisse, mais on sent que l’esprit n’est plus le même. Les fermes peuvent avoir ici un aspect presque délabré qui se rapproche des nôtres en France avec des champs dont la taille est plus importante par rapport à ce que j’ai vu jusqu’ici. On dirait que les Fribourgeois ont mis le doigt dans l’engrenage de la grosse production et que leur canton en paye le prix, c’est à dire qu’en allant au plus court, en croyant rentabiliser leurs décisions, ils créent progressivement un environnement pauvre comme c’est déjà le cas chez nous en France à un stade plus avancé. Les Fribourgeois semblent tirés par le haut par l’État suisse, tandis qu’ailleurs dans les deux autres cantons que j’ai visités, le local se place au-dessus du national. Ce n’est pas faute d’afficher plus de drapeaux suisses sur leur propriété pourtant.

 

Voilà pourquoi peut-être j’ai eu des réticentes à demander l’hospitalité aux sœurs bénédictines de Romont. Je ne veux pas me trouver d’excuses pour avoir manqué de confiance à l’égard de mon Eglise, tout au moins pour ne pas l’avoir sollicitée, mais je suis arrivé en fin de journée dans un état de doute qui ne m’a pas aidé. J’ai vu aussi le regard fuyant des laïcs qui se rendaient à l’office et je me suis dis alors que la règle d’hospitalité de Saint Benoît n’y avait peut-être plus cours. D’un autre côté, il y a tant de ces laïcs qui y vont pour se faire mousser, ici comme ailleurs., que je ne dois pas en être surpris Bref, j’écris juste avant la tempête prévue ce soir. J’ai réussi à trouver in extremis un couchage, faire la cuisine alors que nous sommes dimanche et que je n’ai pas acheté de nourriture en ce jour, que mes réserves sont au plus bas et que la pluie va tomber. J’ai dû m’écarter à ce point de la ville, qu’il est hors de question d’imaginer y retourner demain. Le vent commence à souffler et je me demande quel arbre pourrait me tomber sur la tête ceci afin d'anticiper l’emplacement le plus propice à ma sécurité. Demain, il faudra que je trouve un point d’alimentation rapidement, sachant que si c’est en rase campagne, je payerai 2 fois plus cher qu’en France, comme d’habitude, et cette fois pour des produits qui ne seront pas bios. Tout un programme jusqu’à Fribourg ! Demain sera donc une étape de transition où j’essaierai de passer au travers des gouttes pour me rapprocher de la grosse ville.

Dommage car aujourd’hui, entre toutes mes incertitudes j’ai écouté une chorale extraordinaire à Moudon au festival des musiques populaires (et non des musiques folkloriques comme on les appelle honteusement en France). L'espérance de Suchy mais surtout les voix de la campagne de Thierrens :La voix des campagne de Thierrens

Suchy

 

J’ai été très touché par https://www.youtube.com/watch?v=kclsQIdaxBI et par https://youtu.be/O8ctUBkeo3k?list=PLKQ5FaC70_iVXjHEiFM9pau2ik3LSc5qN   et je n’ai pas retrouvé le « Der Verlibte » sur internet » même mal enregistré comme ci-dessous.

 

Des dizaines de concerts gratuits, de qualité aléatoire mais d’un niveau moyen supérieur à la France. Ils ont une vraie culture de l’accordéon qui là, avait été transposé sur un morceau de classique. Un vrai régal pour ce concert précis. De la grande émotion. Ils nont même pas de site internet, ni ne vendent de Cds. Inimaginable en France où le moindre crieur de gare a la prétention de faire de l’argent avec son art. La célébration du dimanche était oecuménique à l’occasion du festival. J’ai été très déçu de la pauvreté de la célébration. Sur ce point, c’est mieux dans notre paroisse de Jarnac quand nous accueillons une année les protestants pour leur célébration, et qu’ils nous accueillent l’année suivante. La prêche du pasteur de l’armée du salut sortait du lot. Il nous a invité à interpréter les paroles de Jésus à l’aune de notre vie et nous a même fait reprendre en coeur un petit couplet de son invention sur l’air des cloches de la ville. Ou comment rendre grâce toutes les heures sans avoir à le noter dans son agenda ! Après la célébration, j’ai causé un peu avec lui et j’ai honte de dire que j’ai défendu la haute idée que je me fais du dogme catholique. Il faudrait éviter ce réflexe que nous avons en France d’exporter tous nos conflits.

 

 

J7

 

La pluie ne cesse de tomber. Impossible d’avancer plus loin. Mon équipement n’est pas prévu à cet effet. Je décide d’emporter sur moi le principal, de laisser ma tente dans les bois, de quitter mes chaussures durant la traversée du champ plein d’eau, et de retourner vers Romont pour refaire mes réserves de nourriture. Je redécouvre ainsi la ville sous un meilleur aspect. Je remarque notamment qu’il n’y a pas de grille à la cours de l’école qui donne sur la rue. En fait, c’est souvent le cas en Suisse soit qu’il y ait moins de psychose qu’en France, soit que les enfants y soient mieux éduqués, soit les deux à la fois. Et puis, je découvre que des personnes fragiles, dont des trisomiques, sont employées dans les grandes surfaces. Encore une leçon de mixité. De même, l’enseigne alimentaire communique sur le bio pour améliorer son image, signe que les Suisses sont soucieux de leur environnement mais aussi des questions de filiation car sur la réclame, une petite fille du cru dans les champs évoque son souhait de devenir agricultrice bio plus tard. Il faut dire que le magasin est bourré de produits locaux qui sont annoncés comme tel à des prix équivalents aux autres. J’avais déjà remarqué comment ces magasins d’alimentation faisaient du mécénat auprès des jeunes, lors de festival, de rencontres sportives. L’entreprise a ici le devoir impératif de participer à la vie sociale pour être reconnue et acceptée. Elle n’est pas vue comme un ennemi si elle se comporte bien et donne des gages en ce sens.

 

Durant ma promenade, je commence à découvrir le mobilier catholique des Eglises suisses. En effet, le canton de Fribourg est plutôt catholique contrairement aux zones que j’ai déjà parcourues. C’est un choc par rapport au dépouillement de toutes les églises protestantes croisées sur mon chemin. L’art y est à l’honneur, l’art floral aussi, sans commune mesure avec les pratiques conceptuelles ou sans goût de la plupart de nos paroisses françaises. Ici, le bon goût s’impose.

 

La tabernacle avec Marie au-dessus.

 

Mais Romont est surtout célèbre pour accueillir le musée du vitrail de la Suisse. Je m’attends à découvrir des reproductions de bon aloi. Or tout à l’inverse, des techniques tout autant novatrices que traditionnelles y sont exposées. Et quelles techniques ! Beaucoup me sont inconnues : surimpression d’encres, superposition de couches de verre, brossage, verres nacrés… et toujours avec le meilleur des goûts.

 

 

vitrail romont

 

Une maison à la fois moderne et traditionnelle à Romont : un rez de chaussée en ciment, un premier étage en brique, un dernier étage en bois, et de larges débords de la toiture pour protéger le tout des intempéries. Vous remarquerez que la structure s’allège au fur et à mesure qu’elle s’élève et que les matériaux utilisés sont de plus en plus isolant au fur et à mesure qu’ils sont de moins en moins capables de résister à l’eau.

 

Vocabulaire : si vous entendez « Action » dans un magasin, on n’y tourne pas le dernier film de Gérard Depardieu, mais une « Promotion » est organisée.

 

Ravitaillé, je vais pouvoir poursuivre mon voyage, car la pluie a cessé. Près du village d’Autigny, je passe devant l’atelier Yaqa, qui propose à voir (ou vendre) des sculpture en métal de grande taille, comme cette immense girafe taille réelle.

autigny

 

A Autigny même, les portes de l’Église s’ouvrent toutes seules devant moi. Effet paradis garanti. Surtout que l’intérieur du bâti est très clair et lumineux. Des peintures monumentales, même au plafond, complètent la décoration en marbre, sobre luxueuse et classique à la fois. Les ors n’y choquent pas. Un système de tube de métal au sol chauffe les pieds des paroissiens durant les offices d’hiver. Le cimetière est autour de l’Église comme à de nombreux autres endroits du canton de Fribourg, heureuse initiative de les avoir maintenus là. Les Suisses ne semblent pas craindre le vol. Il faut dire que si en journée, les portes s’ouvrent toutes seules, durant la nuit, elles se ferment aussi automatiquement. Je suppose que le système de surveillance des voisins est complété par quelque alarme… cela évite les déconvenues.

 

Si les villages payent moins de mine sur le canton de Fribourg, quelles Eglises ! L’entretien y est en général bien meilleur en Suisse qu’en France. Mais sur le canton de Fribourg, le mobilier religieux vient encore rehausser cette exigence. Les Suisses ne sont pas plus croyants que les Français, loin de là. Par contre, ils ont à coeur d’entretenir leurs bâtiments et d’en faire des lieux de vie où la communauté sera heureuse de se retrouver. Voilà qui est commun aux Protestants et aux Catholiques d’ici. Le canton de Fribourg est donc un canton très contrasté. J’y vois le peu de ruines que je verrai dans mon voyage mais aussi les plus belles Eglises.

 

J’ai déjà remarqué cela ailleurs (à Ligugé par exemple). Dans les villes catholiques, le pire peut côtoyer le meilleur de manière plus criante que chez les Protestants. A Romont ce matin, j’ai pu m’apercevoir à quel point c’était vrai. La ville qui hier m’apparaissait pour le moins ambivalente, m’a montré un autre de ses aspects aujourd’hui. J’ai pu ainsi participer à l’office de sexte des sœurs bénédictines et en être charmé par sa sensibilité. Ici, toute la ville sent le fumier de ces petites exploitations qui, si elles visent la grosse production et coupent les cornent des vaches pour les faire rentrer dans les stables, n’en sont pas moins obligées d’effectuer une rotation des cultures pour ne pas épuiser les sols, mais aussi utilisent ce fumier pour enrichir la terre. Les gens de cette région remettent au goût du jour des blés anciens à tige longue, et ils font aussi du bio. Ils sont fiers d’afficher leurs victoires aux concours agricoles sur leur grange. Dans l’ensemble, même s’ils font pâle figure avec le canton de Vaud en matière d’entretien de leur environnement, ils offrent au consommateur des produits bios presque équivalents en terme de prix au bio français tandis que le reste des produits est 2 à 3 fois plus cher par rapport à la France.

 

En plus du vacherin fribourgeois, je viens de goûter un fromage du nom de « Mont Vully » qui vaut le détour, toujours en bio. Si je devais faire une seule critique, ce serait sur la durée ou la qualité d’affinage de ces fromages vendus en grande surface qui pourraient présenter un aspect un peu moins lisse et plus terroir, puisqu’ils en sont issus. A noter que le prix des produits en Suisse est souvent si cher, qu’il est affiché au 100g et non au kilo.

 

Depuis ce matin, je rencontre nombre de pèlerin de Saint Jacques de Compostelle, car je suis à nouveau dessus, à rebours. Les deux derniers sont Autrichiens. Ils ont déjà été à Jérusalem et à Rome à pieds. Ils ont raconté leurs exploits dans « 3 hommes vers Jérusalem ». L’un d’eux à dû les quitter depuis… Ils n’ont pas de blog et pensent que la communication de gré à gré suffit. Ouaih…

Quelques maisons avec des dispositifs traditionnels sur le canton de Fribourg.

 

Le stock de bois devant la maison en hauteur ; 

bois

 

 

Une maison traditionnelle laissée à l'abandon :

 

maison bois

 

 

Beaucoup de hautvents de ce type :

 

toiture

 

Je crois que ma pèlerine aux couleurs de la Suisse a amélioré mon rapport aux locaux. Aujourd’hui, je me suis pris une baisse des température de 15 degrés par rapport à hier. La pluie s’est remise à tomber. Il a neigé cette nuit sur les monts de petite taille. Je regarde le paysage en sortant d’Autigny en demandant à un local si la neige est habituelle en cette saison de fin mai. Il me répond que non. Alors que je m’abrite d’une énième averse sous un arbre, je peux apercevoir en haut de la colline sur laquelle je chemine, la maison d’Albator. Peut-être un qui a voulu se démarquer de tous ces drapeaux suisses ?

albator

 

 

J8

 

posat

Je m’approche de Fribourg. La chapelle de Posat est dédiée à Marie. Les pierres y sont de couleur bleue. C’est de la « molasse », une pierre tendre et gélive comme va me l’expliquer Flürine qui va me faire faire le tour de la ville de Fribourg dans sa voiture surhaussée. J’y suis arrivé après une marche épuisante, accompagné d’un temps humide et froid. Alors que je n’en peux plus, que je n’arrive pas à trouver le chemin du centre ville et que je me suis bien trompé entre temps, Flürine m’accoste pour m’indiquer le chemin de Compostelle qu’il croit que j’ai perdu. De fil en aiguille, il va me proposer de me faire découvrir la ville en voiture. Une première dans mes voyages. Je suis trop heureux d’accepter surtout que mes jambes ne me portent plus et que je commence à être malade. Il me montre les remparts, la cathédrale, l’abbaye, le pont en bois, la différence entre la ville haute des riches, et la ville basse des pauvres. Il me montre même le quartier des prostituées entre les deux, où il n’y a personne à cette heure ci. Voilà qui me fait entrer un peu plus dans le réel de la Suisse. Ce pays accepte beaucoup de travers moraux à deux conditions : que ce soit un choix personnel, que l’activité soit déclarée. En la matière, aucun pays n’a trouvé de solution définitive… Flürine me donne même son numéro de téléphone en cas de problème ou si je veux que nous nous retrouvions dans l’après-midi. Cependant, je suis en territoire étranger, et je ne peux faire confiance comme cela à quelqu’un qui m’a abordé, aussi gentil soit-il. Je prends son numéro tout en sachant que nous ne nous reverrons certainement pas, et en le regrettant.

 

A Fribourg, le prix du menu big mac est de 12,9 FCH soit 11,6 euros. En France, c’est 7,5 euros. Ici, ce n’est même pas deux fois plus cher, mais il faut avouer qu’il n’y a pas plus industrialisé que la restauration rapide, et qu’en général, la différence de prix dans ce secteur entre la France et la Suisse, est moins importante qu’ailleurs.

 

mah fribourg

Les gens sont d’une gentillesse dans cette ville… Ils me voient avec mon gros sac, tout étonnés que je veuille visiter leur ville en cette saison. Je me dirige vers le musée mais la visite s’avère difficile tant j’ai la tête à l’ouest. Cela ne m’empêche pas de remarquer quelques œuvres d’art de grande qualité, mais cela me contraint à les observer superficiellement tout comme le reste. Après deux jours de pluie, du froid et peut-être ce lait que j’ai voulu goûter après des mois d’abstinence, me mettent dans un état second. J’envoie mes cartes postales en prenant repos dans la cathédrale et en invoquant un simple coup de mou, mais ce n’est pas ça. Je n’ai plus faim, j’ai froid et je dois bien vite sortir de la ville en transports en commun tant la marche de fin de journée me paraît impossible. Heureusement une vieille dame me donne des information précieuse. Me voilà dans un bois près du champ de tir des militaires de réserve qui tous les ans doivent s’entraîner pour se maintenir à niveau sous peine d’amende. Au passage, l’armée est de 4 mois et demi là-bas et les hommes doivent donner 3 semaines à leur pays tous les ans. Je suis aussi près d’un centre équestre et de vaches dont j’ai dû traverser le champ, les pieds dans la boue. C’est peut-être pour ça que les puces m’en veulent. Elles me prennent pour une bête à cornes. Je les élimine une à une en écrivant mon récit. J’espère que demain, j’aurai retrouvé mes forces de vieux randonneur. Dommage pour la ville et les gens gentils de Fribourg qui me promettaient tant. A noter que le canton est bilingue allemand-français et que les jeunes ont tendance à parler anglais entre eux. Qu’en penser dans un pays qui vit si bien son énorme diversité ethnique ?

 

 

 

J9

 

Le beau temps est de retour et tout va pour le mieux. Chaque jour m’offre son lot d’Eglises toutes plus belles les unes que les autres. A Ependes, le chemin de croix peint sur support bois est intégré à la structure des murs pour ne pas dépasser. Ainsi l’histoire se lit-elle en continu sans que les yeux du spectateur ne viennent buter sur le cadre. De magnifiques émaux sont incrustés dans les piliers. Les vitraux sont de qualité. Il faudrait presque faire le tour de ces Eglises en Suisse pour en faire un livre dessus tant elles ne payent pas de mine à l’extérieur mais sont somptueusement décorées et agencées à l’intérieur. A Ependes, il y a aussi un vrai confessionnal ! Qui sert toutes les semaines. Que cela doit faire du bien de pouvoir parler au prêtre sans sentir son regard et sans qu’il ne sente le nôtre. En vérité, beaucoup de nos petites Eglises de France sont devenues plus protestantes que les protestantes.

 

chapeau de cure

Mon voyage s’approchant de son terme, je commence à me payer quelques extras. A la boulangerie du village, je goûte le « chapeau de curé », une viennoiserie à patte sablée repliée sur trois côté et fourrée d’une ganache sucrée aux noisettes. Délicieux.

Mais pour l'alimentation carnée, à presque 100 euros le kilo, je ne peux pas m’écarter trop de mon budget. A ce prix là, j’achète 50 gramme de viande séchée locale. Le goût est concentré. Savoureux. Je me demande pourquoi les Suisses ont tant de vaches à lait et si peu de vaches à viande (je n’en ai pas vu). Après réflexion, ils doivent utiliser les carcasses des vaches à lait, probablement. Mais cela n’explique pas les prix prohibitifs, au contraire.

 

La boulangère de Treyvaux me parle de son fils parti en Australie/Nouvelle Zélande pour un voyage sac à dos. M’enverra-t-elle l’adresse de son blog, elle qui aurait rêvé de voyager dans sa jeunesse ?

 

A La Roche, comme à Rio, le Christ vous tend les bras, mais entre deux cyprès :

Jesus3

 

Meule traditionnelle exposée sur le bord de la route

Comme j’entre dans un de ces petits magasins dans lequel je n’aurais pas osé mettre les pieds en France par peur de me faire arnaquer sans connaître, je tombe sur des produits moins chers qu’en supermarché. En fait, la Suisse regorge de ces magasins, de ces « laiteries » en l’occurrence qui font office de boulangerie chez eux et qui ne vendent pas que du fromage, mais font aussi épicerie. Il y a tout un tas de petites enseignes qui vivent plutôt bien apparemment. Bon le fromage frais qui m’a été vendu ne me convient pas. Voilà les limites de mes découvertes.

On entre dans un magasin dont on ne connaît pas les us et coutumes, ni les pratiques et on se sert au hasard. Parfois on tombe bien, et d’autres fois mal comme ici. A chaque fois, il faudrait être conseillé par des locaux pour s’en sortir. Voilà pourquoi le plus souvent, je préfère acheter en supermarché à l’étranger : les produits sont standardisés mais on est sûr de manger une nourriture acceptable qui vous permettra de continuer le chemin.

 

Me voilà dans le pays d’Heidi. Petites collines avec ferme intégrée et herbe à volonté pour vaches en bonne santé. Une vraie caricature. Dommage que la pluie se mette à tomber, encore. Décidément la météo est capricieuse cette année, même en Suisse.

 

heidi

 

J’ai trouvé un couchage au bord du lac de Gruyère avec table et baignade intégrée. Deux vététistes seulement m’ont remarqué et m’ont demandé leur 

scintillement lac2

chemin. Un comble. La bruine a fait fuir les gens de ce lieu touristique. Elle fait aussi scintiller le lac doucement avec le soleil couchant derrière la colline. Dans ces moments là, je regrette de ne pas avoir d’appareil pour fixer ces instants magiques et qui ne se répéteront pas de si tôt même pour les locaux.

Ceci étant dit, personne ne peut se payer un tel luxe. Le lac est à moi seul après une dure journée de marche. Je suis à quelques kilomètres de n’importe quelle ville dans un endroit peu accessible avec tout ce qu’il faut pour manger et camper avec des produits locaux. Même si ce soir, comme tous les soirs à la même heure, les tirs des militaires de réserve retentissent entre les rives, cela ne durera pas longtemps.

 

J10

 

Si le jour de la fête Dieu est paraît-il une fête particulière pour les Suisses, la nuit qui précède est pas mal non plus. Déjà, les vaches et leurs cloches n’avaient pas voulu cesser leurs cliquetis hier soir jusqu’à une heure avancée de la nuit, mais en sus, vers minuit, des lampes torches ont éclairé ma tente tant et si bien que j’ai cru que la police cantonale allait me demander mes papiers. Cela aurait été préférable que de devoir supporter deux jeunes zouaves alcoolisés et drogués et qui le clamaient haut et fort. Dans ces moments là, on se sent à l’étroit dans son sac de couchage. Ne sachant pas sur qui j’étais tombé, j’ai ramené vers moi mon couteau de chasse en cas d’incidents. Mais tout drogué qu’ils étaient, ils étaient plutôt pacifiques. Cependant, pacifique ne veut pas dire silencieux. Aujourd’hui avec les téléphones mobiles et autres inventions avec batteries, on peut projeter de la musique assez bien dans la campagne. Ces deux lascars m’en ont fait profité copieusement en chantant par dessus le marché. Grâce à eux, je me suis rappelé pourquoi je n’écoutais plus de rap. La mode est au paroles salaces et aux sujets futiles, sans intérêt, jeunesse désorientée qui essaie seulement de trouver une issue à ses pulsions sexuelles anarchiques. Triste résultat de la libération sexuelle dans la forme et sur le fond.

 

Bon, ils ne sont restés qu'une heure… mais je ne sais pas pourquoi je n'arrivais pas à dormir. Une digestion un peu difficile je crois. A l'aube, vers 4h30-5h du matin, mes soucis d'estomac n'étaient qu'un souvenir quand un olibrius s'est chargé de réveiller la vallée au son d'une musique militaire. Le corps de chasse entre les escarpements d'un lac, ça résonne, tant et si bien que j'aurais pu me croire au milieu du concert. Comme il avait peur que nous ne retenions pas le morceau, il l'a passé et repassé à nouveau, plusieurs fois. Il a peut-être fini par se lasser car cela n'a pas duré plus d'une heure. J'allais retrouvé la paix jusqu'à ce que deux coups de tonnerre monumentaux frappent le ciel. Ne me demandez pas d'où ils pouvaient venir car quand j'ai ouvert la tente, le ciel était plutôt clair. Enfin, les vaches ont repris leur morne broutage et leurs cloches se sont mises à faire de la musique en conséquence. La fête Dieu quoi. Je n'ai pas beaucoup dormi, je rattraperai à la sieste. Je vais essayer de trouver une messe, et puis cette fameuse dégustation de chocolat de l'usine de Broc.

 

A noter, que je n'ai trouvé que peu d'endroits inoccupés en Suisse. J'ai toujours eu des difficultés à trouver des endroits retirés pour le couchage du soir. Non seulement les Suisses bougent beaucoup à pieds ou en voiture dès qu'ils ont terminé le travail, mais en plus, ils ont tendance à occuper tout l'espace. Et en sus, les soirs de fête, ils aiment se téléporter sur des spots divers et variés en quête de rencontres, de lieu idéal, d'ambiance parfaite, ou de je ne sais quoi d'autre, peut-être d'aventure. Les jeunes de Lausanne m'ont expliqué qu'ils aimaient les endroits particuliers. Ils prenaient ainsi avec eux leur barbecue jetable pour le transporter dans un nouvel endroit.

Il est sûr que cet ustensile ne trouvera jamais grâce en France où si quelques jeunes se retrouvent parfois entre eux dans la nature, mais le plus souvent dans une maison, ils n'iront certainement pas bouger au cours de leur soirée. Il faut dire qu'en Suisse, le concept de responsabilité prévalant et les lois étant plutôt respectées, les jeunes font ce qui leur chante dans ces bois ou autre. Les barbecues géants avec des parties de troncs dans la forêt ne sont pas rares car « est autorisé ce qui n'est pas explicitement interdit ». En France, entre les lois diverses et variées d'ébriété sur la voie publique, d'interdiction de faire du feu, de se baigner, de rassemblement etc... l’État contrôle toute manifestation dans les lieux publics qui n'appartiennent plus vraiment aux citoyens. Dans notre pays, l'irresponsabilité est organisée ; les zones où l’État ne peut plus pénétrer sont appelées zones de non-droit. En Suisse, police ou pas, la zone de non droit n'est pas concevable car l’État est une émanation réelle des citoyens, pas de bourgeois complexés de ne pas être des monarques qui veulent régner sur tout et qui ne génèrent que des rapports de domination-asservissement.

 

Voilà pour la première fois de ma vie, je vais volontairement visiter un complexe industriel, celui du chocolat à Broc de la société Nestlé/Cailler/Peter et compagnie. Pour moi, c'est une vraie aventure.

broc

 

En elle-même, la visite est géniale. L'histoire du chocolat vous est expliquée dans les grosses lignes mais de manière très pédagogique avec moult animations et mises en scène sonores. S'en suivent les témoignages de producteurs/livreurs/consommateurs qui vous donnent à vivre une histoire présente du chocolat industriel. Enfin, vous passez à l'apprentissage de la dégustation et à la dégustation elle-même, organisée de telle manière que vous dussiez en éprouver du dégoût ou être gêné par la présence des autres touristes pour ne pas vous empiffrer. C'est plutôt raisonnable quand on voit la quantité de touristes qui défile, et de toutes les manières, vous ne sortez pas le ventre vide, loin de là.

 

L'industrie a un côté noble, elle est capable de sortir des produits de qualité en satisfaisant à une norme exigeante, tout en réduisant les coûts de fabrication. Mais elle ne fait rien vibrer d'humain en nous, de particulier, d'imprévu. A aucun moment nous n'avons croisé d'être de chair et d'os. Au début l'animatrice nous a lancé sur le parcours. A un moment, une personne surveillait la production de chocolat derrière sa vitre, et vérifiait aussi que nous nous servions raisonnablement. Plus loin d'autres amenaient les plats. Mais jamais ces gens n'étaient là pour nous. Pour le reste nous écoutions les audio-guides et suivions un parcours strictement balisé. Dès que les gens ont pu se déplacer librement, ils s'en sont allés au plus pressé, sans même prendre le temps d'écouter les explications de leur machine sonore. Ils en ont terminé par une dégustation rapide, sont peut-être partis acheter quelques friandises avant de sortir comme ils étaient venus.

 

J'ai fait des études d'économie, mais je pense avoir vécu une expérience unique. Nestlé a réussi l'incroyable exploit d'industrialiser non seulement sa production de chocolat, mais aussi le processus touristique, et le touriste lui-même. Ce dernier entre à un bout de la chaîne et en ressort le ventre plein et le porte-monnaie plus vide qu'avant et ceci dans un flux continu difficilement descriptible. Telles ces barres chocolatées sur un tapis de production qu'il observe, il s'avance en suivant un parcours strictement balisé pour être conditionné progressivement. Ironie suprême. Ramolli par le spectacle, découpé en tranche par la préparation à la dégustation, il est empaqueté au moment de manger les chocolats avant d'être dégusté lui-même par l'achat de quelques friandises ou la bonne opinion qu'il peut se faire de la visite. Le terme « d'industrie » du tourisme est en général impropre, car « l'industrie » du tourisme organise surtout la rencontre d'êtres humains, ce qui n'est pas le cas ici. Nestlé nous a traité comme des produits, et si les gens n'ont pas semblé en être outrés, ils sont restés sur leur faim sans savoir pourquoi.

 (A la fin, Cailler's propose de vous envoyer un photomontage de votre trogne sur votre adresse internet. Ne trouvez-vous pas que je ressemble un peu à Hitler sur cette photo ?)

cailler2

 

En sortant, j'entends les employés à la pause café qui se scandalisent que pas un touriste ne leur adresse la parole, ni pour dire au revoir ni pour dire merci. Ils ne devraient pas s'en formaliser car un produit, ça ne répond pas.

 

Le ventre plein, je rejoins la ville de Gruyère en compagnie d'un groupe de Suisses Allemands avec qui je discute de la situation respective de nos deux pays.

grandvillard

Ils n'en sont pas moins scandalisés que moi de notre fonctionnement actuel. Ils se demandent où nous allons. Moi, je le sais très bien. Je les quitte pour faire une bonne sieste, puis je redescend vers la plaine où j'arrive à Grandvillard. A l'intérieur d'une Eglise de 1936 à la géométrie extraordinaire, je rencontre une sœur qui doit s'en aller dans un mois après être restée 26 ans sur place. L'autre sœur qui l'accompagne pleure toute les nuits de devoir être déplacée. Elle y est restée 36 ans. Dur dur la vie de consacrée.

soeurs misericorde

Elle essaie de me convaincre qu'elles ont accompli un travail qui leur vaut l'amour de leurs paroissiens. Je n'ose pas lui répondre que l’Église demande plus : travailler pour l'amour de Dieu quand bien même les humains en viendraient à nous détester. Ce besoin de reconnaissance, je le connais pourtant. Je le porte aussi en moi. Combien sommes-nous attachés aux autres par des aliénations compréhensibles. Au moment de trancher, il faut le faire avec le plus de douceur possible.

 

Trouver un couchage pour ce qui devrait être ma dernière nuit en Suisse se révèle des plus épiques. Il faut que je trouve un endroit plat sur le côté d'une colline abrupte, mais aussi un endroit sans pierre et protégé de la descente de ces pierres qui se détachent de la paroi un peu plus haut, protégé aussi des débords des eaux au sol avec l'orage qui s'annonce. Je passe dans un champ de vaches hostiles dont les naseaux de la plus proche restent à 20 cm au maximum de mon dos. Pour couronner le tout, une tique me mord au mollet. Je bénis Dieu de m'avoir donné l'idée d'amener mon briquet pour la première fois de tous mes voyages afin de faire cuire mes repas. Ici, il va me servir à détacher la tête et à cautériser le trou pour éviter toute infection. Quand je pense au nombre de fois où j'aurais pu me faire mordre par le passé, notamment en Allemagne alors qu'elles grimpaient sur moi, et où je n'aurais pas pu désinfecter la plaie, je n'en reviens pas de ma chance dans mon inconscience.

 

Finalement, comme d'habitude, j'ai trouvé un endroit splendide à flanc de coteau, près d'un torrent et avec les montagnes en face de moi, soleil couchant, la vue tout de même obstruée par quelques arbres ; et toujours le cliquetis des vaches qui m'ont laissé passer à contre-coeur. Ce soir, je suis à bout de souffle. La journée à visiter après avoir essayé de trouver une messe pour la fête Dieu. J'y suis arrivé en retard et n'ai même pas eu la force de suivre la procession tant les abords du lac de Gruyère étaient difficiles. Puis il a fallu courir pour aller le plus loin possible en cette dernière journée, tout en trouvant un couchage tranquille comme d'habitude, à l'abri des regards.

Pour me consoler, je me prépare un repas gargantuesque. Je n'ai plus beaucoup d'argent suisse en poche et je compte sur ma popote pour me faire sortir du pays le ventre plein.

Plus j'avance en Suisse, plus ce pays me semble intéressant. Et puis les filles de la montagne me regardent d'un bon œil quand j'arrive dans le village ! C'est marrant. Les hommes moins. Allez savoir pourquoi... Je vais regretter les deux jours que j'ai pris de retard sur ce que je m'étais dit.

Tout à l'heure, à Grandvillard, j'ai rencontré deux gamines comme il ne s'en fait plus en France, et peut-être même en Suisse. Traversant leur propriété par inadvertance, je me suis excusé. J'ai sauté par dessus le mur devant leur nez alors qu'elles étaient en train de jouer les pieds dans l'eau de la fontaine sous le regard suspicieux de leur grand-mère. Le chien du voisin s'est alors mis à japper mais une des petites filles lui a crié de se taire parce que j'étais quelqu'un de gentil, le tout avec une bonhomie qui rappelle un autre temps, une confiance dans le monde que les enfants n'ont plus avec tout ce qu'ils voient sur leurs écrans. Quand je suis sorti de l’Église pour prendre de l'eau, voici le court dialogue qui s'en est suivi :

 

fontaine2

 

 

 

 

J11

 

Dernière marche vers... J’aurais tellement aimé avoir quelques jours de plus pour passer les montagnes, et me retrouver de l’autre côté à Montreux. Je suis à Lessoc, mais une personne âgé du cru, m’indique que pour lui, ce n’est pas prudent. Je n’ai pas de carte, ni de matériel adéquate et les monts sont enneigés. Il faut faire un détour par Château d’Oex. Ce sera l’objectif de la matinée avant quitter la Suisse en stop. Dommage, quand bien même la marche sera des plus agréables.

 

A Moulin, je commence le stop après la pause déjeuner. Je suis un peu angoissé. Je n’ai jamais fait de stop en Suisse. La première voiture qui passe devant moi s’arrête. C'est un ouvrier agricole qui va au travail. La deuxième voiture s’arrête et m’emmène tout en haut du col des Mosses. Mon conducteur est mandaté par deux communes pour vérifier les installations pédestres. La troisième voiture m’ignore, mais la quatrième voiture s’arrête : c’est la femme du monsieur qui m’avait pris dans la deuxième voiture. Son mari l’a appelée au téléphone et lui a dit de prendre l’auto-stoppeur jusqu’en bas si elle n’était pas déjà trop loin. Mon retour commence sous les meilleures auspices. Je bénis tout le monde et m’en vais plus loin. De retour en France, dès la frontière, le douanier se met à ronchonner, je redécouvre le concept de chaussée défoncée, d’immeubles abandonnés, de détritus variés sur le bord des routes. Dès Thonon, j’ai enfin l’occasion de saluer quelques poivrots du centre ville, qui sont les seuls à me dire bonjour, soit dit en passant. Une voiture effectue un dépassement des plus périlleux mettant sa vie et celle des autres en danger. Je manque de marcher sur une crotte de chien. Vraiment, je suis bien en France. En sortant de la ville je tombe sur ce panneau :

 

impasse

Je crois que ce n’est pas seulement une allégorie. Chez nous, les intellectuels, les penseurs officiels nous ont mis dans une belle impasse. A Thonon, une voie sans issue leur est dédiée.

 

Fin.

 

PS : Merci à Robert, Cédric, Antoine, Bilel et tous les autres Français qui m’auront pris en stop et ramené chez moi rapidement, parfois en faisant des détours de plusieurs kilomètres pour me faciliter la tache. Le blog de l’un d’entre eux, photographe professionnel qui organise des stages.

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